Le « feedback » n’est pas facile à gérer. Faire part de ses commentaires, en recevoir, les assimiler et agir en conséquence sont des choses qui nécessitent une grande ouverture d’esprit et la volonté de communiquer franchement.
Mais que nous parlions de nos relations personnelles, de nos vies professionnelles ou de la société, la gestion du feedback est essentielle, car elle nous permettra d’atteindre nos objectifs, d’évoluer et de nous améliorer.
Nous nous sommes récemment entretenus avec Kim Scott, l’auteure du livre Radical Candor: Be a Kickass Boss without Losing your Humanity pour comprendre comment créer une culture de la sincérité au travail peut nous aider à être plus efficaces dans tout ce que nous faisons.
Écoutez ce podcast en anglais :
Durée : 40 minutes (l’entretien commence à 5:10)
Vous avez parlé de l’universalité de certains thèmes, comme travailler avec des PDG. Quelles sont les difficultés qui reviennent le plus souvent ?
Je pense que le plus difficile pour les gens est de trouver un moyen de créer une culture du feedback. Le problème tient en partie au fait que vous savez que vous êtes censé faire part de vos commentaires en tant que manager. C’est éprouvant pour deux raisons. À partir du moment où nous avons appris à parler, on nous a laissé entendre que si nous n’avions rien de gentil à dire, mieux valait ne rien dire du tout, ou quelque chose dans ce goût-là. Depuis nos 18 mois, on nous incite à ne pas donner notre avis. Et voilà que maintenant, c’est justement ce en quoi consiste votre travail.
DEPUIS NOS 18 MOIS, ON NOUS INCITE À NE PAS DONNER NOTRE AVIS. ET VOILÀ QUE MAINTENANT, C’EST JUSTEMENT CE EN QUOI CONSISTE VOTRE TRAVAIL.
L’autre problème, c’est qu’à l’âge de 18 ans, on nous demande d’être « professionnels ». Pour trop de gens, cela signifie mettre sa vulnérabilité, ses émotions, son humanité et le meilleur de soi-même de côté. Le laisser à la maison et aller au travail comme un robot.
Ces deux facteurs conjugués rendent le feedback difficile. Ils font également oublier aux dirigeants qu’ils devraient le solliciter avant de faire part du leur. Ne critiquez pas les autres si vous ne supportez pas la critique.
Je sais que votre travail avec Sheryl Sandberg, lorsqu’elle était en poste chez Google, a contribué pour beaucoup au développement de votre approche et à votre philosophie. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Peu de temps après avoir commencé à travailler chez Google, je devais faire une présentation au PDG et aux fondateurs sur AdSense. Lorsque je suis arrivée, j’étais un peu nerveuse, comme n’importe qui dans ce genre de situation. Heureusement, les activités se portaient incroyablement bien. Lorsque j’ai donné le nombre de nouveaux clients que nous avions obtenus au cours du dernier mois, Eric Schmidt, le PDG, a brusquement levé la tête et a dit : « Qu’est-ce que vous venez de dire ? De quelles ressources avez-vous besoin pour continuer ce miracle ? Avez-vous besoin de plus d’ingénieurs ? Avez-vous besoin de plus d’investissements dans le marketing ? ». La réunion se déroulait à merveille. En fait, j’avais l’impression d’être un génie.
J’ai croisé Sheryl Sandberg, ma patronne, alors que je quittais la réunion. Je m’attendais à ce qu’elle me félicite, mais, au lieu de ça, elle m’a demandé de l’accompagner dans son bureau. Je me suis dit que j’avais dû commettre des erreurs et qu’elle allait m’en parler.
Mais il y avait de nombreux points positifs. Sheryl a commencé par ça, puis elle a m’a dit : « Vous savez, vous avez dit « euh » très souvent pendant la réunion. Vous en êtes-vous rendu compte ? ». J’ai poussé un grand soupir de soulagement et fait un geste de la main. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un tic de langage, mais que ce n’était rien. C’est là que Sheryl m’a dit : « Je connais un très bon coach en prise de parole et Google peut le financer. Souhaitez-vous que je vous le présente ? ». Là encore, j’ai fait un geste de la main, et j’ai refusé : « Non, je suis occupée. Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit à propos des nouveaux clients ? »
À ce moment-là, Sheryl a tout arrêté et m’a regardé dans les yeux : « Je vais devoir être plus directe avec vous. Lorsque vous dites « euh » tous les trois mots, vous avez l’air stupide. »
Je sais que beaucoup de gens pensent qu’il était cruel de la part de Sheryl de me dire que j’avais l’air stupide. Mais c’est sans doute la chose la plus gentille qu’elle pouvait faire pour moi. C’est ce qu’elle devait faire pour m’atteindre. Je me suis rendu compte que c’était réellement de la bienveillance lorsque j’ai travaillé avec le coach et que j’ai constaté qu’elle n’exagérait pas. Je disais vraiment « euh » tous les trois mots.
Ce qui m’a étonné à ce moment-là, c’est que personne ne m’avait dit que j’avais ce problème. C’était comme si j’avais passé toute ma carrière avec un gros morceau d’épinard entre les dents et que personne n’avait eu l’amabilité de me le faire remarquer. Quand Sheryl m’en a parlé, j’ai pu régler le problème.
Nous arrivons au concept de franchise totale, qui veut que l’on fasse preuve de bienveillance et que l’on remette des choses en question directement. On entend beaucoup parler de critique constructive, mais le terme « constructif » est très froid. Je pense que le terme « bienveillance » suggère davantage la proximité. Y a-t-il une différence entre la critique constructive et la franchise totale ?
Oui. Je me réjouis que vous abordiez la question de la critique constructive, car c’est une source d’appréhension pour moi. L’un des problèmes du terme « critique constructive » est qu’il implique que vous pouvez contrôler la réaction de l’autre personne.
IL Y A UNE GRANDE DIFFÉRENCE ENTRE LA FRANCHISE TOTALE ET L’AGRESSION.
La grande différence entre la franchise totale et la critique constructive est que, tout d’abord, la franchise totale s’applique à l’éloge comme à la critique. La bienveillance sous-entend que l’on reconnaît l’autre personne en tant qu’être humain indépendant. Si elle se vexe, il faut faire preuve de compassion, et non s’imaginer que si vous aviez trouvé les mots justes, la personne n’aurait pas été contrariée. La franchise totale, c’est faire preuve de bienveillance tout en remettant directement en question certaines choses. Il y a une grande différence entre la franchise totale et l’agression.
Il existe une visualisation simple et directe que vous utilisez souvent. Elle représente la franchise totale sous forme de quadrant dans un graphique. Pourriez-vous nous aider à comprendre ces quadrants ? Le graphique explique ce qui arrive si vous arrivez à la fois à être bienveillant et à remettre en question, s’il vous manque l’un de ces deux éléments ou si vous n’arrivez à faire ni l’un ni l’autre.
Lorsque vous arrivez à la fois à être bienveillant et à remettre en question, vous êtes dans la franchise totale. Si vous arrivez à remettre en question, mais que vous ne faites pas preuve de bienveillance, vous êtes dans l’agression. Si vous faites l’inverse, vous exprimez une empathie nocive. Si vous ne faites ni l’un ni l’autre, et c’est ce que nous faisons tous de temps à autre, il s’agit tout simplement d’une malhonnêteté manipulatrice.
Lorsque nous sommes trop occupés, trop stressés ou trop réactifs pour faire preuve de bienveillance et que nous n’essayons même pas de remettre certaines choses en question directement, un comportement insidieux et des jeux de pouvoir s’installent : nous adoptons un comportement passif-agressif.
Dévastateur, agression, manipulatrice… vous utilisez un champ lexical très fort, mais vous ne plaisantez pas. Si nous ne faisons pas preuve d’une franchise totale, il y a des conséquences bien réelles. Que peut-il arriver aux entreprises qui ratent la cible ?
L’erreur la plus fréquente que j’ai observée est l’empathie nocive : les employés se soucient réellement les uns des autres et ne veulent pas se blesser. Dès que quelqu’un commet une erreur ou que le travail n’est pas très bon, personne ne le fait remarquer. Et lorsqu’ils félicitent quelqu’un, ils le font de façon à conforter leur ego ou à les aider à se sentir mieux au lieu d’insister sur les points positifs.
Dans ces cultures d’empathie nocive, les gens ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes. La personne qui commet une erreur ne s’en rend pas compte. Nous comptons les uns sur les autres pour savoir quand nous faisons un faux pas. Si nous ne nous rendons pas ce service, alors nous ne produisons pas notre meilleur travail. C’est bien dommage, car il s’agit d’une occasion manquée.
Si j’ai donné des noms aussi forts à ces quadrants, c’est en partie pour lancer un avertissement sur les conséquences, car vous ne voulez pas nuire à vos collaborateurs. Dans ma méthode de coaching, penser à sa propre histoire peut aider. Y a-t-il un moment dans votre carrière où un patron vous a dit quelque chose qui vous a aidé à vous améliorer ?
Il ne s’agit pas uniquement de régler les problèmes, mais de les prévenir. Je comprends qu’il puisse y avoir des conséquences, pas uniquement en ce qui concerne les performances, mais aussi quant au travail d’une équipe, sa productivité et sa créativité. Est-ce une réalité ?
Tout à fait. Lorsque les membres d’une équipe pensent qu’ils ne peuvent pas se dire si quelque chose ne va pas, qu’ils ne peuvent pas faire remarquer qu’un pixel n’est pas au bon endroit, que la présentation est incorrecte ou que votre idée ne semble pas bonne, lorsqu’ils ne disent rien, les réunions n’avancent pas. Il y a la réunion avant la réunion et la réunion après la réunion. Lorsque les problèmes ne sont pas résolus, la vie est déprimante. Il faut se tromper et améliorer les choses. Il faut réparer les vieilles erreurs et en faire de nouvelles ensemble.
Je crois que c’est à ce moment-là qu’apparaissent les jeux de pouvoir et les situations passives-agressives.
Il est également important de souligner qu’il arrive très souvent, dans des relations professionnelles ou autres, que quelqu’un dépasse les bornes et se comporte de manière inacceptable, et qu’on lui demande de « retirer » ce qu’elle a dit au lieu de l’encourager à rentrer dans la « dimension bienveillante ». Il s’agit des fausses excuses. Elles sont très fréquentes. J’y ai été confrontée et je suis sûre que vous aussi.
IL SEMBLE PLUS SÛR DE NE RIEN DIRE, MAIS CE N’EST PAS LE CAS. C’EST DÉPRIMANT.
Si vous vous rendez compte que vous avez eu un comportement odieux, vous n’êtes pas obligé de retirer vos critiques : vous pouvez faire preuve de compassion par rapport aux émotions de l’autre personne. Cela permet d’éviter de développer une attitude passive-agressive. Il semble plus sûr de ne rien dire, mais ce n’est pas le cas. C’est déprimant.
Est-ce naturel pour certains ? Y a-t-il des personnes qui répondent mieux que d’autres à cette approche ?
Je pense que c’est difficile pour la plupart des gens. Il serait tentant de dire que certaines cultures sont naturellement plus sincères. Bien sûr, la franchise totale ne sera pas la même à Tel-Aviv et à Tokyo. Certaines personnes pensent que c’est plus difficile si vous venez d’un pays où la politesse est très importante. Souvent, lorsque je parle à une équipe de Britanniques, ils me disent que c’est plus difficile pour eux, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense que nous avons tous du mal à dire les choses comme il faut.
Je me demande également s’il y a des subtilités et des nuances si vous travaillez avec des dirigeantes. Il y a souvent deux poids, deux mesures : être un manager franc et direct peut être considéré comme positif, mais s’il s’agit d’une manager, cela peut être perçu comme un point négatif.
Il est difficile de faire preuve d’une franchise totale avec quelqu’un qui vous ressemble. C’est encore plus dur avec quelqu’un qui ne vous ressemble pas, quels que soient les points qui vous différencient.
Pour revenir à la question des hommes et des femmes, je pense que si vous êtes un dirigeant et que vos subordonnées sont des femmes, il est possible que vous preniez des gants alors que vous ne le feriez pas avec des hommes et que vous fassiez moins de commentaires ou des commentaires moins durs. Ce n’est pas dû à une misogynie profondément ancrée. C’est parce que vous voulez être sympa et apporter votre soutien aux femmes. Vous rappeler que vous devez faire les mêmes retours à tous les membres de votre équipe, hommes comme femmes, peut s’avérer très utile.
Par contre, si vous êtes une femme et que vous faites preuve d’une franchise totale, il est probable que l’on vous accuse à tort d’être « agressive », « rude » et « autoritaire ».
C’est là que les injures commencent à fuser.
Voici mon conseil. Tout d’abord, il est important de comprendre qu’il s’agit d’un feedback, et qu’il y a un moment et un lieu pour le rejeter. Mettez votre armure et continuez à faire preuve de bienveillance, mais, quoi que vous fassiez, ne vous abstenez pas de remettre les choses directement en question. Mieux vaut que l’on vous accuse, à tort, d’être agressif, que de tomber dans une empathie nocive ou une malhonnêteté manipulatrice, car c’est ce qui arrivera si vous baissez les bras. Efforcez-vous simplement d’atteindre la dimension de bienveillance.
Je tiens également à dire quelques mots sur la bienveillance. Souvent, on demande aux femmes de faire les tâches ménagères au bureau. Virginia Woolf a écrit un excellent essai intitulé « The Angel in the House » (La fée du logis). Elle faisait référence à un poème victorien qui disait que les femmes n’avaient pas de désirs ou de besoins, mais qu’elles étaient simplement là pour aider les hommes. C’est un poème ridicule.
Malheureusement, on attend parfois des femmes qu’elles se comportent comme des fées du bureau. Vous vous épuiserez et vous serez très énervée si vous rentrez de ce jeu. Vous pouvez faire preuve de bienveillance sans vous retrouver à faire toutes les tâches ménagères au bureau.
De toute évidence, c’est un concept de gestion qui pourrait être adopté par toute une équipe et pas uniquement de manière descendante. Une approche ascendante est possible.
Je n’aime pas le jargon hiérarchique, mais il faut que le feedback aille vers le haut, vers le bas et vers les côtés.
La première étape n’est pas de demander des critiques, mais de les exiger. S’il est vrai qu’il est difficile d’émettre des critiques, il est également délicat d’en demander.
LA PREMIÈRE ÉTAPE N’EST PAS DE DEMANDER DES CRITIQUES, MAIS DE LES EXIGER.
Paradoxalement, vous devez accepter l’inconfort. C’est délicat pour l’autre personne, et il est tentant pour elle de dire que tout va bien. Il faut que vous fassiez en sorte qu’il soit plus inconfortable pour l’autre de ne rien vous dire que de vous parler.
Vous devez ensuite écouter ce qu’elle vous dit avec l’intention de comprendre, et non de répondre ou de vous défendre. Vous devez vraiment gérer cette tendance à adopter un comportement défensif.
Enfin, vous devez récompenser la vérité. Si quelqu’un fait remarquer un problème et que vous convenez qu’il y a bien un problème, alors résolvez-le. Puis dites-lui que vous l’avez réglé. Si vous pensez qu’il n’y a pas de problème, trouvez dans la critique un élément avec lequel vous êtes d’accord, puis reparlez à la personne quelques jours plus tard, une fois que vous serez plus calme et pas sur la défensive, et expliquez-vous.
Faire preuve d’une franchise totale paraît difficile, mais c’est en fait très logique.
Cela semble difficile, mais lorsque vous commencerez à le faire et à voir des résultats, ce sera un peu comme faire de l’exercice régulièrement. Vous aurez du mal à vous en passer. Vous vous sentirez mal. Ça deviendra aussi naturel que de vous brosser les dents, et vous ne vous sentirez pas propre si vous ne le faites pas.